c'est-à-dire jusqu'à l'invention de l'imprimerie et jusqu'à la réformation, notre langue n'étant fixée par aucun moyen artificiel, a eu pleine liberté de suivre son cours naturel; et les progrès qu'elle a faits dans cet intervalle vers les formes analytiques, en perdant une partie de ses anciens modes de synthèse, sont immenses. Mais cette transition au système analytique a lieu bien plus rapidement, et, pour ainsi dire, par secousses, lorsque, par l'effet de la conquête, il existe un conflit entre deux langues, celle des conquérans et celle des anciens habitans du pays. Voilà ce qui a eu lieu dans les provinces de l'empire occidental, conquises par les peuples germaniques, et en Angleterre lors de l'invasion des Normands. De la lutte prolongée de deux langues, dont l'une étoit celle de la grande masse de la population, l'autre celle de la nation prépondérante, et de l'amalgame final des langues et des peuples, sont issus le provençal, l'italien, l'espagnol, le portugais, le françois et l'anglois. On pourroit dire que, dans les langues modernes de l'Europe méridionale, le fond est latin, et la forme germanique; mais cet énoncé auroit plus d'apparence que de solidité. Le fond de ces langues est en effet latin, à l'exception des mots allemands qui s'y sont introduits dès l'origine, et dont le nombre monte, sinon à des milliers, au moins à des centaines. Dans l'espagnol et le portugais l'on doit encore décompter les mots arabes. Mais, pour. soutenir dans toute son étendue cette thèse que la forme est germanique, il faudroit partir d'une comparaison avec la grammaire actuelle de l'allemand. Or, pour déterminer au juste l'influence que les dialectes germaniques peuvent avoir eue dans la formation des langues latines mixtes, il faut examiner ces dialectes dans l'état où ils étoient pendant les premiers siècles après la conquête. Les plus anciens monumens écrits de la langue francique datent du huitième et du neuvième siècle. Le dialecte y est fort différent de celui d'Ulfilas, mais les formes grammaticales se rapprochent encore beaucoup des siennes. L'on ne peut donc considérer la grammaire analytique comme une invention déjà toute faite, qui auroit été simplement adaptée à, la langue latine. Au contraire, cette grammaire s'est développée simultanément, et peut-être plutôt dans les pays de langue romane que dans les pays de langue théotisque pure. Et voici la plus grande singularité que nous présente la formation des langues latines mixtes: du concours de deux langues qui toutes les deux avoient une grammaire synthé tique, sont nées des langues dans lesquelles le système analytique a pris le plus grand développement. Comment ce changement s'est-il opéré? M. Raynouard, dans ses Recherches sur l'origine et la formation de la langue romane, nous en donne une explication très-satisfaisante: il a suivi la marche de l'esprit humain dans cette époque mémorable, en penseur et en historien érudit tout ensemble. J'avois préparé depuis plusieurs années les matériaux d'un Essai historique sur la formation de la langue françoise: je suis charmé d'avoir été prévenu. Les recherches de M. Raynouard m'ont fourni beaucoup de lumières; elles ôtent à mes observations une partie de leur nouveauté, mais elles ne les rendent peut-être pas entièrement inutiles. Car je me propose de traiter le sujet dans une plus grande étendue, et de donner, autant que cela est possible, l'histoire des diverses langues qui ont été parlées simultanément ou successivement dans les Gaules, dans le pays compris entre les Pyrénées et le Rhin. D'ailleurs je ne suis pas d'accord avec M. Raynouard sur plusieurs points qui demandent à être discutés plus à fond que je ne puis le faire en ce moment. Le latin avoit déjà été fort altéré, avant le renversement de l'empire occidental, par l'introduction d'un 1 immense nombre d'étrangers, dans l'armée et même dans les premières charges de l'état. Combien de consuls barbares les fastes de la Rome impériale ne comptent-ils pas! Après la chute del'empire, l'étude littéraire de la langue latine, si soignée autrefois dans toutes les provinces occidentales, fut totalement négligée. M. Raynouard dit : «Lemélange de ces peuples « qui renoncoient à leur idiome grossier, et adop« toient l'idiome des vaincus, par la nécessité d'entre« tenir les rapports religieux, civils et domestiques, « ne pouvoit qu'être funeste à la langue latine. La décadence fut rapide. » Je ne saurois me ranger de l'avis de l'auteur à l'égard du premier point. D'abord cet idiome n'étoit pas si grossier, comme le prouve l'excellente traduction de l'Évangile par Ulfilas 12. Ensuite ces peuples guerriers et peu littéraires étoient fort attachés à leur langue, quelle qu'elle fût, aux souvenirs nationaux, aux chants héroïques qu'elle leur transmettoit. Théodoric-leGrand envoya à Clovis un chantre goth, qui savoit réciter les antiques exploits de sa nation 13. Les Goths et les Lombards en Italie, les Suèves, les Vandales 14 et les Goths en Espagne, les Goths et les Bourguignons dans le midi des Gaules, les Francs dans le nord, n'ont commencé à oublier leur langue maternelle que plusieurs siècles après la conquête. Spécialement les Francs, établis dans les Gaules, ont conservé la langue francique ou théotisque sous les deux premières dynasties, et n'ont cessé de la parler qu'après la séparation finale des empires de France et d'Allemagne, c'est-à-dire au commencement du dixième siècle. Or, à cette époque, la langue romane étoit déjà toute formée. Je réserve, pour l'écrit que je viens d'annoncer, les preuves de mon assertion, contraire à ce que presque tous les historiens françois ont avancé. Les conquérans barbares (ils adoptèrent euxmêmes ce nom qu'ils croyoient honorable, puisqu'il signifioit l'opposé de romain) trouvant dans les pays conquis une population toute latine, ou, selon l'expression du temps, romaine, furent en effet forcés d'apprendre aussi le latin pour se faire entendre, mais ils le parloient en général fort incorrectement; surtout ils ne savoient pas manier ces inflexions savantes, sur lesquelles repose toute la construction latine. Les Romains, c'est-à-dire les habitans des provinces, à force d'entendre mal parler leur langue, en oublièrent à leur tour les règles, et imitèrent le jargon de leurs nouveaux maîtres. Les désinences variables, étant employées arbitrairement, ne servoient plus qu'à embrouiller les phrases; on finit donc par les supprimer et par |