tronquer les mots. Voilà ce qui distingue les dialectes romans, dès leur origine, de la latinité même la plus hérissée de barbarismes. Mais ces désinences supprimées servoient à marquer d'une manière trèssensible la construction des phrases, et la liaison des idées; il falloit donc y substituer une autre méthode, et c'est ce qui donna naissance à la grammaire analytique. M. Raynouard admire avec raison cet instinct grammatical qui, du sein de la confusion même, sut tirer de nouveaux moyens de clarté; cette ingénieuse industrie de l'homme par laquelle il parvint à se forger, pour exprimer ses pensées, un nouvel instrument avec les matériaux de l'ancien qui s'étoit, pour ainsi dire, brisé entre ses mains. Il me semble cependant que M. Raynouard exalte un peu trop les avantages des langues analytiques. Plusieurs théoristes ont comparé le mérite relatif des langues anciennes et modernes, et Adam Smith donne la préférence aux langues modernes. Je l'avoue, les langues anciennes, sous la plupart des rapports, me paroissent bien supérieures. Le meilleur éloge qu'on puisse faire des langues modernes, c'est qu'elles sont parfaitement adaptées aux besoins actuels de l'esprit humain dont elles ont, sans aucun doute, modifié la direction. Un brillant avantage des langues anciennes, c'est la grande liberté dont elles jouissoient dans l'arrangement des mots. La logique étoit satisfaite, la clarté assurée par des inflexions sonores et accentuées: ainsi, en variant les phrases à l'infini, en entrelaçant les mots avec un goût exquis, le prosateur éloquent, le poète inspiré, pouvoient s'adresser à l'imagination et à la sensibilité avec un charme toujours nouveau. Les langues modernes, au contraire, sont sévèrement assujéties à la marche logique, parce qu'ayant perdu une grande partie des inflexions, elles doivent indiquer les rapports des idées par la place même que les mots occupent dans la phrase. Ainsi une infinité d'inversions, familières aux langues anciennes, sont devenues absolument impossibles; encore faut-il employer le petit nombre d'inversions qui sont permises, avec une grande sobriété: car les inversions étant contraires au système général, deviennent facilement prétentieuses et affectées. Les langues modernes, faute de déclinaisons, distinguent le sujet du régime par leur place avant et après le verbe. Les anciens mettoient le régime avant le verbe, et le verbe avant le sujet, dans les locutions les plus usuelles comme dans le style le plus élevé. L'Odyssée d'Homère et les Annales de Tacite commencent également par une inversion toute simple, et cependant inimitable dans les langues analytiques. M. l'abbé Sicard, que ses travaux méritoires ont engagé à méditer beaucoup sur la nature des langues, m'a communiqué à ce sujet une observation fort intéressante. Il enseigne à ses élèves sourdsmuets l'emploi des signes selon l'ordre logique. Mais lorsque, dans les heures de délassement, ils communiquent entre eux par la même voie, ils arrangent les mots de leur langage muet d'une toute autre manière : ils se rapprochent de la construction latine sans la connoître, et ils font les inversions les plus hardies. Ne pourroit-on pas en conclure que ces inversions, que nous considérons comme des ornemens de rhétorique, sont plus naturelles que nous ne pensons, parce que nous avons contracté une habitude opposée? Disons-en autant des langues synthétiques en général. Elles appartiennent à une autre phase de l'intelligence humaine: il s'y manifeste une action plus simultanée, une impul sion plus immédiate de toutes les facultés de l'ame que dans nos langues analytiques. A celles-ci préside le raisonnement, agissant plus à part des autres facultés, et se rendant par conséquent mieux compte de ses propres opérations. Je pense qu'en comparant le génie de l'antiquité avec l'esprit des temps modernes, on observera une opposition semblable à celle qui existe entre les langues. Les grandes synthèses créatrices sont dues à la plus haute antiquité; l'analyse perfectionnée étoit réservée aux temps modernes. Je reviens à mon sujet. Les plus anciens monumens des autres langues dérivées du latin remontent tout au plus au douzième siècle. Il s'est conservé des écrits en langue romane d'une date de beaucoup antérieure. M. Raynouard a le mérite de les avoir rassemblés et en partie découverts ou retrouvés. D'après ces restes précieux, il expose d'une manière fort intéressante la formation graduelle de la langue romane, et fait, pour ainsi dire, assister ses lecteurs à ce curieux spectacle. C'est une invention en quelque façon négative, que celle qui a produit les grammaires analytiques, et la méthode uniformément suivie à cet égard peut se réduire à un seul principe. On dépouille certains mots de leur énergie significative, on ne leur laisse qu'une valeur nominale, pour leur donner un cours plus général et les faire entrer dans la partie élémentaire de la langue. Ces mots deviennent une espèce de papier-monnoie destiné à faciliter la circulation. Par exemple, un pronom démonstratif quelconque se transforme en article. Le pronom dé 1 な monstratif dirige l'attention vers un objet dont il annonce la présence réelle; comme article, il indique seulement que le mot qu'il précède est un substantif. Le nombre un, en perdant son rang numérique, devient l'article indéfini. Un verbe qui signifie la possession, en s'attachant à un autre verbe comme auxiliaire, n'exprime plus que la possession idéale du temps passé. En espagnol, le verbe latin HABERE a si bien perdu sa signification réelle, que, pour exprimer l'idée de la possession, il a fallu recourir au verbe TENERE, qui en présente une image sensible. En portugais, au contraire, ce dernier exprime le temps passé comme verbe auxiliaire. Ce que nous devons ou voulons faire est toujours dans l'avenir; c'est pourquoi, daus plusieurs langues, les verbes devoir et vouloir, comme auxiliaires, indiquent le futur. Le verbe substantif remplit deux fonctions très-différentes; il exprime l'existence réelle ou seulement une affirmation logique, l'accord entre le sujet et l'attribut: déjà, dans les langues synthétiques, il devient quelquefois verbe auxiliaire : l'exemple de ce dernier emploi a été donné par la grammaire latine aux langues modernes. Mais il ya dans celles-ci une autre invention, c'est d'avoir réduit le verbe STARE, qui exprime un mode particulier d'existence, à signifier seulement étre d'une |