cés, par les abréviations, par le manque de fixité dans l'orthographe; enfin, par l'absence totale de ponctuation, souvent même par l'omission des intervalles entre les mots, ou par la séparation d'un seul mot en deux portions. Mais je suppose qu'on les ait exactement déchiffrés; ce n'est rien encore: il s'agit de les comprendre. La poésie, en général, n'est pas ce qu'il y a de plus facile dans une langue; les chants des Troubadours sont souvent composés avec un artifice très-recherché, dans un style extrêmement concis, énigmatique à dessein et rempli d'allusions à des faits inconnus, à des mœurs qui nous sont étrangères. Le tour de la pensée même, l'expression des sentimens, y portent les couleurs et le costume d'un siècle éloigné où il faut se transporter en idée. Et, pour faciliter l'intelligence de pareilles poésies, restes peu nombreux d'une langue qu'on a cessé de cultiver depuis tant de siècles, on n'avoit jusqu'ici ni grammaire ni dictionnaire de cette langue; on n'avoit pour tout secours que l'analogie des autres idiomes dérivés du latin, analogie souvent trompeuse; car, quoique la langue romane soit, pour ainsi dire, la fille aînée de la langue latine, et qu'elle ait de grands traits de ressemblance avec ses sœurs cadettes, les langues françoise, italienne, portugaise et espagnole, surtout avec la dernière, elle a aussi beaucoup d'idiotismes, et les mots latins y sont souvent détournés de leur sens primitif d'une façon particulière. Au premier abord, j'en parle d'après ma propre expérience, on désespère de saisir un fil pour se guider dans ce labyrinthe. On est tenté de s'en prendre de l'imperfection de ses connoissances à la langue elle-même, et de croire qu'elle est capricieuse, irrégulière, rebelle à toute analogie. C'est cependant une opinion fort erronée: M. Raynouard a clairement démontré le contraire. Il a porté un grand jour dans cette obscurité; il a débrouillé par sa sagacité une confusion apparente; et désormais, lorsqu'on aura suivi attentivement sa marche, on aura déjà surmonté la plupart des obstacles. Une certaine sécheresse est inséparable des discussions grammaticales; cependant M. Raynouard l'a évitée autant qu'il étoit possible par l'esprit philosophique qu'il met dans son analyse, et par l'élévation de son point de vue. A n'en juger que par le volume qu'elle occupe, on pourroit croire sa grammaire diffuse; elle est au contraire rédigée avec une concision parfaite. La plus grande partie de ses pages est remplie de citations de textes originaux qui servent en même temps d'exemples et de preuves aux règles grammaticales. M. Raynouard fournit ainsi à ses lecteurs le moyen d'examiner eux-mêmes, et de se convaincre de la justesse de ses observations. Ces nombreux fragmens de poésie provençale, accompagnés de traductions littérales, familiarisent avec les constructions de cette langue, et préparent à la lecture des Troubadours. Avec le secours de la grammaire et du glossaire que M. Raynouard se propose de donner, la plupart de leurs chansons, surtout de leurs chansons amoureuses, n'auront plus besoin de commentaire. Plusieurs poésies, nommément celles qui renferment des allusions historiques, ne pourront pas s'en passer, et d'autres encore, par exemple quelques morceaux d'Arnaud Daniel et de Marcabrus, resteront peut-être toujours indéchiffrables, même pour des savans aussi versés dans la langue romane et aussi consommés dans l'art de la critique philologique que l'est M. Raynouard. Mais à quoi bon, dira-t-on peut-être, tout ceť échafaudage d'une érudition fastidieuse? Ne pourroit-on pas traduire librement en prose les meilleurs morceaux des Troubadours, donner des extraits de quelques autres, et vouer tout le reste à l'oubli, par ménagement pour la mémoire de nos honorables aïeux ? L'essai en a été fait, et avec un succès déplorable. Il y a sans doute des ouvrages poétiques qui, sans éprouver une perte considérable, peuvent être transportés dans d'autres langues, pourvu que la traduction soit au moins élégamment versifiée. Plus un ouvrage est le produit d'une imitation ambitieuse, mais stérile, d'un art devenu mécanisme; plus il tourne dans le cercle des magnifiques lieux communs et d'une phraséologie savamment factice, moins il risque à être traduit; car les équivalens de ces choses se trouvent abondamment dans toutes les littératures cultivées. Mais l'empreinte originale, non seulement des œuvres accomplies du génie, mais encore d'un art naissant, est difficile à conserver dans des traductions. Je pense qu'il seroit impossible d'imiter avec une heureuse fidélité les poésies provençales, même dans les langues de la même famille, peut-être autant à cause de leur bizarrerie que de leur grâce naïve. On ne sauroit considérer les chants des Troubadours comme les effusions spontanées d'une nature encore toute sauvage. Il y a de l'art, souvent même un art fort ingénieux; surtout un système compliqué de versification, une variété et une abondance dans l'emploi des rimes qui n'ont été égalées dans aucune langue moderne. Les Troubadours appeloient euxmêmes cet ensemble de poésie et de musique auquel ils exerçoient leurs talens, une science; mais c'étoit la science gaie. Elle n'étoit pas puisée à la source des livres, ni des modèles réputés classiques; elle leur étoit inspirée uniquement par leur instinct poétique et par le désir de plaire à leurs contemporains. Le siècle où ils vivoient n'étoit nullement savant ni philosophique, mais robuste, indiscipliné, guerrier, aventureux même. Il y avoit des contrastes frappans; d'un côté, une noble délicatesse dans les sentimens, un raffinement élégant dans les manières des classes supérieures ; de l'autre, de fortes ombres de licence, de rudesse et d'ignorance dans l'ensemble de l'ordre social. Les poésies d'un tel temps, surtout celles qui tiennent de plus près à l'inspiration du moment et à la vie individuelle, les poésies lyriques, ne ressemblent point aux fleurs usuelles de nos jardins littéraires, mais bien plutôt à ces plantes alpines qui ne sauroient être transportées hors de leur sol natal et de la température du ciel qui leur est propre. Pour voir fleurir la rose des Alpes, il faut gravir des montagnes. Pour jouir de ces chants qui ont charmé tant d'illustres souverains, tant de preux chevaliers, tant de dames célèbres par leur beauté et leur grâce, qui ont eu tant de vogue, non seulement dans tout le midi de l'Europe, mais partout où brilloit la chevalerie, et jusque dans la terre sainte; pour jouir de ces |