une inversion toute simple, et cependant inimitable dans les langues analytiques. M. l'abbé Sicard, que ses travaux méritoires ont engagé à méditer beaucoup sur la nature des langues, m'a communiqué à ce sujet une observation fort intéressante. Il enseigne à ses élèves sourdsmuets l'emploi des signes selon l'ordre logique. Mais lorsque, dans les heures de délassement, ils communiquent entre eux par la même voie, ils arrangent les mots de leur langage muet d'une toute autre manière : ils se rapprochent de la construction latine sans la connoître, et ils font les inversions les plus hardies. Ne pourroit-on pas en conclure que ces inversions, que nous considérons comme des ornemens de rhétorique, sont plus naturelles que nous ne pensons, parce que nous avons contracté une habitude opposée? Disons-en autant des langues synthétiques en général. Elles appartiennent à une autre phase de l'intelligence humaine: il s'y manifeste une action plus simultanée, une impulsion plus immédiate de toutes les facultés de l'ame que dans nos langues analytiques. A celles-ci préside le raisonnement, agissant plus à part des autres facultés, et se rendant par conséquent mieux compte de ses propres opérations. Je pense qu'en comparant le génie de l'antiquité avec l'esprit des temps modernes, on observera une opposition semblable à celle qui existe entre les langues. Les grandes synthèses créatrices sont dues à la plus haute antiquité; l'analyse perfectionnée étoit réservée aux temps modernes. Je reviens à mon sujet. Les plus anciens monumens des autres langues dérivées du latin remontent tout au plus au douzième siècle. Il s'est conservé des écrits en langue romane d'une date de beaucoup antérieure. M. Raynouard a le mérite de les avoir rassemblés et en partie découverts ou retrouvés. D'après ces restes précieux, il expose d'une manière fort intéressante la formation graduelle de la langue romane, et fait, pour ainsi dire, assister ses lecteurs à ce curieux spectacle. C'est une invention en quelque façon négative, que celle qui a produit les grammaires analytiques, et la méthode uniformément suivie à cet égard peut se réduire à un seul principe. On dépouille certains mots de leur énergie significative, on ne leur laisse qu'une valeur nominale, pour leur donner un cours plus général et les faire entrer dans la partie élémentaire de la langue. Ces mots deviennent une espèce de papier-monnoie destiné à faciliter la circulation. Par exemple, un pronom démonstratif quelconque se transforme en article. Le pronom dé monstratif dirige l'attention vers un objet dont il annonce la présence réelle; comme article, il indique seulement que le mot qu'il précède est un substantif. Le nombre un, en perdant son rang numérique, devient l'article indéfini. Un verbe qui signifie la possession, en s'attachant à un autre verbe comme auxiliaire, n'exprime plus que la possession idéale du temps passé. En espagnol, le verbe latin HABERE a si bien perdu sa signification réelle, que, pour exprimer l'idée de la possession, il a fallu recourir au verbe TENERE, qui en présente une image sensible. En portugais, au contraire, ce dernier exprime le temps passé comme verbe auxiliaire. Ce que nous devons ou voulons faire est toujours dans l'avenir; c'est pourquoi, dans plusieurs langues, les verbes devoir et vouloir, comme auxiliaires, indiquent le futur. Le verbe substantif remplit deux fonctions très-différentes; il exprime l'existence réelle ou seulement une affirmation logique, l'accord entre le sujet et l'attribut: déjà, dans les langues synthétiques, il devient quelquefois verbe auxiliaire : l'exemple de ce dernier emploi a été donné par la grammaire latine aux langues modernes. Mais il y a dans celles-ci une autre invention, c'est d'avoir réduit le verbe STARE, qui exprime un mode particulier d'existence, à signifier seulement être d'une manière abstraite. Quelques portions du verbe substantif en françois, comme en italien et en espagnol, sont dérivées de cette racine 15. On a tort de ne parler que de verbes auxiliaires; il se trouve, dans les langues analytiques, des mots auxiliaires de plusieurs espèces, pronoms, prépositions, adverbes. A cet égard, la formation d'une nouvelle grammaire peut paroître ingénieuse; mais, d'un autre côté, elle trahit l'incapacité de comprendre tout ce que renfermoit un mot latin. On se croyoit obligé d'entasser plusieurs mots, quand un seul suffisoit pour exprimer la même idée. Au lieu d'ALIQUIS, on disoit ALIQUIS-UNUS; au lieu de quisque, QUISQUE-UNUS: ce qui s'est contracté ensuite en aucun, chacun; assez ne dit pas plus que SATIS; cependant il est formé de AD-SATIS: dedans signifie INTUS; mais il est formé de DE-de-intus. Il y a une foule d'exemples de cette espèce, et qui ne laissent pas de sentir un peu la barbarie. La langue romane étant le premier essai en son genre, s'est, sous plusieurs rapports, arrêtée à moitié chemin dans le passage de la grammaire synthétique à la grammaire analytique. On n'avoit pas encore appris à observer toutes les précautions nécessaires pour obtenir la même clarté que le latin doit aux inflexions, lorsque ces inflexions étoient ou tronquées ou omises. C'est là ce qui forme le caractère distinctif de la langue romane. Il en est résulté des avantages et des inconvéniens : cette langue est d'une brièveté étonnante; mais elle pèche quelquefois par l'obscurité. La conjugaison ne marque plus aussi distinctement les personnes que dans le latin; cependant les pronoms personnels sont, la plupart du temps, supprimés dans la langue romane. L'article défini y est employé; mais l'article indéfini n'est encore guère d'usage. Souvent aussi des conjonctions, indispensables à la liaison des phrases dans les langues modernes, sont omises. Toutes les autres langues de même origine ont entièrement abandonné les déclinaisons latines, excepté dans quelques pronoms; elles n'ont conservé qu'une marque du pluriel pour les substantifs, une marque du genre et du nombre pour les adjectifs. La langue romane a sauvé un reste, mais un reste très-imparfait de déclinaison. Au singulier, les substantifs se terminent en s au nominatif; dans les cas obliques, cet s est supprimé. Le nominatif du pluriel, au contraire, n'a point des, et les cas obliques en ont un. L'ignorance de cette règle suffit pour engager dans des difficultés inextricables le lecteur des poésies provençales. On voit les mêmes mots écrits tantôt sans s, tantôt avec |