un s, aussi bien au singulier qu'au pluriel; on ne sait point assigner de cause à cette variation, et l'on est constamment sujet à confondre les nombres entre eux et le régime avec le sujet. M. Raynouard a développé ce point de grammaire romane avec une grande précision, et en a expliqué l'origine d'une manière probable par l'analogie avec la seconde déclinaison latine. Toutefois cette règle n'étoit pas inconnue : Bastero, dans sa Crusca Provenzale, la donne d'après un ancien grammairien provençal, Ugon Faidit 16. Mais les littérateurs qui ont transcrit et imprimé quelques morceaux des Troubadours, paroissent en effet l'avoir ignorée 17. On distinguoit donc en roman le régime du sujet par la désinence; mais, pour distinguer le régime direct du régime indirect, ou, pour me servir d'une expression plus connue, l'accusatif du génitif, du datif et de l'ablatif, on eut recours, comme dans les autres langues dérivées du latin, aux deux prépositions DE et AD. Dans la langue romane cependant on n'a pas toujours senti la nécessité de la préposition de, et M. Raynouard a réuni quelques exemples de phrases où elle se trouve supprimée. Le texte roman si souvent commenté du serment de 842, prononcé par deux souverains carlovingiens et leurs peuples respectifs, commence par ces mots : Pro Deo amur, qui, retraduits en latin, signifient PRO DEI AMORE, pour l'amour de Dieu. Il paroît que très-anciennement on usoit aussi en françois de cette licence. J'en trouve un exemple dans le nom de la Féte-Dieu, FESTA DEI, nom qui est probablement resté sans altération, parce qu'il désignoit une chose sacrée. Le futur des verbes dans la langue romane, aussi bien que dans les autres langues de la même famille, n'est pas dérivé du futur latin; il n'est pas simple comme il le paroît d'abord; M. Raynouard montre évidemment que dans toutes les conjugaisons il est régulièrement composé de l'infinitif du verbe, et du présent du verbe auxiliaire avoir. Dans les écrits provençaux, le verbe auxiliaire est encore assez fréquemment séparé du verbe principal par d'autres mots intercalés. Cette observation est originairement due à l'abbé Regnier, d'après lequel M. de SaintePalaye l'a citée 18. Voilà une déviation de la langue mère dont l'uniformité est surprenante. Mais pourquoi le futur des langues romanes n'est-il pas dérivé du futur latin, comme les autres temps simples le sont de leurs temps correspondans? Je tâcherai de l'expliquer. D'abord par l'altération des désinences, le futur des deux premières conjugaisons, AMABO, DOCEBO, auroit été sujet à se confondre avec l'impar fait dérivé de AMABAM, DOCEBAM. Le futur de la troisième et de la quatrième conjugaison n'étant en latin qu'une nuance différente du présent du subjonctif, étoit exposé à la même ambiguité. Ensuite je pense que les peuples germaniques ne savoient pas s'approprier le futur simple des latins, parce que, par une bizarrerie extraordinaire, ils n'en avoient point dans leur propre langue. Ulfilas, et Notker encore, traduisent constamment les futurs qui se trouvent dans le texte de l'Évangile et des Psaumes, par le temps présent. Mais quelquefois ils ont essayé de former un futur composé avec l'infinitif et plusieurs verbes auxiliaires, entre autres celui d'avoir 19. L'allemand, le hollandois, l'anglois, et le reste des langues de cette famille, emploient aujourd'hui.d'autres verbes auxiliaires pour former le futur. Ainsi c'est précisément le plus ancien germanisme qui s'est introduit dans tous les dialectes romans. Il y a plusieurs exemples de cela. Tout le système des négations en françois est un ancien idiotisme germanique. Le pronom personnel indéfini on, formé du substantif homme, en est un autre 20. Je remarque cela en passant, pour m'opposer à la thèse de M. Raynouard que la grammaire théotisque n'a exercé aucune influence sur les dialectes romans. Cela seroit croyable, si, comme il le suppose, les peuples conquérans avoient tout de suite abandonné leur langue. Mais comme ils ont, pendant nombre de siècles, continué de parler les deux langues, il seroit étrange qu'ils n'eussent pas fait passer les locutions de l'une dans l'autre. Cette influence des barbares sur la formation des nouvelles langues est encore visible dans l'oubli total où sont tombés plusieurs mots latins. Les Romains avoient été anciennement un peuple très-belliqueux; cependant le nom latin de la guerre, BELLUM, n'a pu survivre à la chute de l'empire. Les dérivés, belliqueux, belligérant, ont été introduits dans les temps modernes par imitation des auteurs latins. Mais dans les langues populaires le nom barbare guerra 21, guerre, est seul resté, parce qu'alors les conquérans de race germanique faisoient exclusivement le métier des armes. Cet exemple entre mille montre combien l'étymologie est significative pour l'histoire des nations. M. Raynouard suppose que quelques parties du verbe roman aver, avoir, nommément le singulier du présent, ai, as, à, et la première personne du prétérit simple, aig ou 'aic, n'ont pas été pris du latin, mais du verbe gothique AIGAN. Le savant étymologiste suédois, Ihre, avoit déjà fait la même conjecture 22. Je ne saurois être de l'avis de ces deux savans. On trouve dans les manuscrits quelquefois l'aspiration du verbe latin, ha, il a. A la place de aig, j'eus, on a dit aussi agui, ce qui vient manifestement de habui. Les lettres Get c sont introduites en roman assez arbitrairement dans des verbes où elles ne sont point radicales; par exemple: cug, je pense, de cuidar; aug, j'ouis, de auzir, etc. Aguès, j'eusse, est formé de habuissem, de la même manière que tenguès de tenuissem. Ai n'est pas plus différent de HABEO, que fai de FACIO, sai de sapio, vei de VIDEO, dei de DEBEO. Les mots qui étoient d'un très-fréquent usage, ont subi les plus grandes altérations. Par la même raison, plusieurs noms de saints ont été étrangement défigurés, parce qu'ils étoient constamment dans la bouche du peuple. Beaucoup de particules et de pronoms ont aussi été altérés et contractés d'une manière étonnante. Qui reconnoîtroit, encore dans le mot françois même le SEMETIPSE latin, dont M. Raynouard le dérive avec de fort bonnes preuves? Ces mots, qui reviennent sans cesse dans le langage populaire, ressemblent à la petite monnoie d'argent: elle perd son empreinte à force de passer d'une main à l'autre, tandis que les gros écus la conservent. Cependant dans les langues primitives et restées pures, quand même elles ne sont pas fixées par |