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variations des manuscrits une seule manière d'écrire les mêmes mots et les mêmes sons, en préférant celle qui rappelle le mieux l'étymologie. Je pense aussi qu'on pourroit employer avec avantage les accens, soit pour diriger la prononciation, soit pour distinguer les homonymes. Une seule petite marque orthographique que M. Raynouard admet, l'apostrophe, devient un moyen prodigieux de clarté dans une langue remplie d'élisions. M. Raynouard a trouvé des inconvéniens à s'écarter davantage des manuscrits, et il en est meilleur juge que moi; mais nous sommes d'accord au moins sur la nécessité d'une grande exactitude dans ces détails en apparence minutieux. Un texte original perd toute sa valeur avec son authenticité. Pour faire avancer la philologie du moyen âge, il faut y appliquer les principes de la philologie classique.

Les nombreuses citations de vers provençaux dans la grammaire de M. Raynouard font voir ce qu'on peut se promettre de son édition des Troubadours sous le rapport de la correction : jusqu'ici, presque tous ceux qui se sont mêlés d'imprimer des morceaux et des fragmens de poésie provençale, Jean de Notre Dame, Tassoni, Crescimbeni, les ont défigurés en cumulant les fautes des manuscrits et leurs propres erreurs; et les littérateurs modernes,

au lieu de corriger leurs prédécesseurs, ont renchéri sur eux à cet égard. M. Raynouard a consulté les meilleurs manuscrits existans; il en a comparé plusieurs qui contiennent les mêmes pièces; et, lorsque tous ces manuscrits s'accordent dans une fausse leçon, il est en mesure d'y suppléer par des émendations. M. Raynouard accompagne les phrases citées, soit en vers, soit en prose, d'une traduction littérale. Le françois ne se prête guère à ce genre de traductions, et je crains bien que les lecteurs ne trouvent quelquefois celles de M. Raynouard obscures à force de fidélité. Toutefois elles sont exactes 36, et l'auteur s'y montre aussi bon interprète qu'il est habile restaurateur du texte.

Il faut ajourner les recherches générales sur la littérature des Troubadours jusqu'au moment où l'édition de M. Raynouard les aura rendus accessibles au public. J'indiquerai seulement quelques points sur lesquels l'attention pourra se diriger alors.

La versification des poésies provençales mérite d'être examinée à fond. Elle est importante pour la théorie de cet art, à cause de ses singularités et des raffinemeus dans l'emploi des rimes, dans leur entrelacement, dans leur continuité ou leur retour après de longs intervalles. Parmi les littérateurs

modernes, M. Ginguené est le seul qui se soit donné quelque peine pour en connoître les règles. Mais ce savant estimable n'y a pas trop bien réussi : il paroît avoir mal compté les syllabes des vers. La versification provençale participe au système qui depuis a prévalu en France, mais sous quelques rapports elle se rapproche de la versification italienne. Les Troubadours ont rarement fait usage du vers alexandrin; ils se sont arrêtés d'ordinaire au vers de dix syllabes, ou de onze, en comptant la rime féminine. Ce vers est devenu la mesure héroïque des Italiens, à l'exclusion de l'alexandrin. La raison en est évidente. L'italien a la faculté de fondre en une seule syllabe, sans élision, la voyelle finale et la voyelle ou même la diphthongue initiale du mot suivant. Loin d'éviter cela, on le recherche dans la poésie italienne comme une beauté. Cessyllabes, doublées par le concours des voyelles, rendent les vers plus serrés et plus sonores, et donnent au rhythme une vibration vigoureuse. Dans les vers provençaux, la fréquence des syllabes accentuées et la grande liberté de contraction produisent un effet semblable. En françois, l'élision se borne à l'ε muet; il est inévitable d'élever souvent cette voyelle, qui à peine en est une, au rang d'une syllabe: ainsi l'on a trouvé que les vers de dix syllabes n'avoient pas assez

de poids ni d'étendue pour les sujets majestueux, et il a fallu recourir au vers alexandrin, mesure défectueuse à cause de la symétrie monotone des hémistiches. En provençal les rimes masculines sont fortement caractérisées par les consonnes finales, toutes prononcées, et les rimes féminines se terminent par des voyelles sonores, quoiqu'elles ne soient pas aussi variées que dans l'italien et l'espagnol.

Comme les chansons, les tensons et les sirventès étoient également destinés à être chantés, il seroit intéressant de connoître le rapport entre l'ordonnance des strophes et la composition musicale. L'un des manuscrits de la bibliothèque royale (n.o 2701) contient des airs de musique en assez grand nombre. Il est à désirer que M. Raynouard veuille en donner quelques-uns, en les faisant transposer par une main savante dans la notation actuelle.

L'invention d'une variété infinie de strophes ; l'observation exacte de la mesure dans des vers souvent très-nombreux de longueur inégale, liés ensemble par le retour regulier de rimes croisées de mille manières; tous ces soins délicats pour l'harmonie font d'autant plus d'honneur à l'oreille musicale des Troubadours que beaucoup d'entre eux ne savoient probablement ni lire ni écrire. Il est vrai

que Bernard de Ventadour imagine d'écrire à sa dame, puisqu'elle sait lire, mais aussi le remarquet-il comme une chose qui lui fait grand honneur 37. Un illustre chevalier et l'un des plus aimables poètes allemands du treizième siècle, Ulric de Lichtenstein, a fait le roman de ses amours, en y insé rant les chansons qui se rapportent à chaque situation. Il raconte naïvement qu'il fut forcé de garder une lettre de sa dame pendant six semaines sur son cœur sans pouvoir la lire, vu que son secrétaire étoit absent. Nos chantres d'amour (Minnesinger) peuvent être mis en parallèle avec les Troubadours à beaucoup d'égards. Un manuscrit de la bibliothèque royale contenant un ample recueil de leurs poésies, est orné de miniatures qui sont curieuses, parce qu'elles peignent le costume, et représentent une scène de la vie de chaque poète. Jamais on n'y voit les poètes écrivant eux-mêmes, ils dictent toujours. Un secrétaire écrit d'abord la première ébauche avec un poinçon sur des tablettes enduites de cire à la manière romaine; ensuite les vers sont mis au net sur un rouleau de parchemin. Je présume que les Troubadours faisoient de même. Beaucoup de leurs poésies n'ont peut-être jamais été écrites, mais seulement confiées à la mémoire; c'est pourquoi les plus anciennes ne nous sont pas parvenues.

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