MM. Ginguené et Sismondi veulent faire naître la poésie provençale de l'imitation des Arabes d'Espagne. C'est la doctrine du père Andrès qu'ils ont reproduite. Ce savant Espagnol vouloit de cette manière revendiquer pour sa patrie la gloire d'avoir donné la première impulsion aux Troubadours. Cette hypothèse pourra paroître facile à soutenir à ceux qui ne connoissent ni la poésie provençale ni la poésie arabe; elle devient plus épineuse quand on connoît l'une ou l'autre, et je pense qu'après les avoir approfondies toutes les deux, on abandonnera volontiers une supposition aussi précaire. Je l'avoue, dans tout ce que j'ai lu sur ce sujet, je n'ai pas vu l'ombre d'une preuve; et il en faudroit de fort bonnes pour me persuader que l'inspiration d'une poésie toute fondée sur l'adoration des femmes et sur la plus grande liberté dans leur existence sociale, ait été prise chez un peuple où les femmes étoient des esclaves soigneusement enfermées ; et que les chevaliers chrétiens aient été chercher des maîtres parmi les infidèles qu'ils combattoient à outrance. Dans les plus anciens romans de Charlemagne qui étoient en vogue dès le douzième siècle, les rois et les guerriers maures sont peints comme des espèces de monstres, animés contre la foi chrétienne d'une fureur diabolique. Il s'est trouvé aussi des savans qui ont dérivé des Arabes la chevalerie, l'architecture gothique, et que sais-je encore? C'est, ce me semble, mettre la charrue devant les bœufs. Par l'effet d'un long voisinage avec les chrétiens dans la presqu'île des Pyrénées, ensuite par l'effet des croisades, les Arabes se sont rapprochés des mœurs européennes à quelques égards, particulièrement dans leur façon de faire la guerre. D'autre part ils ont communiqué à l'Europe occidentale quelques connoissances en mathematiques, en médecine, en chimie, et leur absurde traduction d'Aristote. Mais les sectateurs de Mahomet n'ont jamais eu la moindre influence sur rien de ce qui constitue le génie original du moyen âge. Que peut-on alléguer pour nous faire «reconnoî<< tre, comme dit M. Ginguené, dans la poésie arabe, la mère et la maîtresse commune de l'espagnole et de la provençale? » Les Arabes auroient-ils par hasard inventé l'amour? Non, mais ils ont inventé la rime, dit-on. Ils l'ont inventée, comme beaucoup d'autres peuples, chacun pour soi. Le goût pour la rime est dans la nature, et repose sur un principe musical; les élémens de ces consonnances se trouvent plus ou moins dans toutes les langues; ils ressortent davantage dans celles où la prosodie ne détermine pas suffisamment la quantité des syllabes. Car la poésie exige dans l'ordonnance du langage une symétrie sensible à l'oreille, cela est de son essence : si le vers n'est pas assez marqué par le retour des mêmes pieds et des mêmes rhythmes, il le sera par le retour des mêmes sons. Après qu'on eut perdu le sentiment des vers mesurés par les syllabes longues et brèves, on fit des vers rimés en latin. Je n'examine point ici dans quelle langue européenne la rime a été employée le plus anciennement. La poésie des peuples germaniques a été originairement assujétie à la règle de l'allitération, c'est-à-dire d'une consonnance des lettres initiales. En Angleterre, la rime ne s'est introduite qu'après la conquête, mais en Allemagne nous la voyons parfaitement établie dans le neuvième siècle. La paraphrase théotisque ou francique de l'Évangile par Otfrid est éerite en vers rimés. Et, afin qu'on ne dise pas que c'étoit là l'œuvre d'un moine savant, et non pas l'usage populaire, le chant de victoire des Francs, après une défaite des Normands à la même époque, est aussi composé en vers rimés, quoique moins régulièrement 38. Otfrid dit qu'il souhaite substituer sa poésie sacrée aux chants d'amour dont une veuve pieuse avoit été scandalisée 39. Voilà de quoi nous dispenser des Arabes. Il y a des témoignages infiniment plus anciens sur les poésies héroïques des peuples du Nord, il y a des traces nombreuses de ces poésies dont les fictions se sont même souvent introduites dans l'histoire; mais ce sont les poésies amoureuses qui nous intéressent ici. Il est tout simple de supposer que les descendans des conquérans de l'empire romain, établis dans les Gaules, continuèrent de chanter l'amour et la guerre dans leur propre langue, aussi long-temps qu'ils en conservèrent l'usage, et qu'ensuite ils essayèrent de faire de même en langue romane. A mesure que les mœurs s'adoucirent par la galanterie chevaleresque, cet art, d'abord grossier, fut cultivé avec plus de soin. Dans les plus anciens morceaux des Troubadours qui nous soient parvenus, la régularité des formes est telle que beaucoup d'essais plus imparfaits doivent les avoir précédés. On cite encore, comme des traits frappans de ressemblance entre la poésie provençale et celle des Arabes, les refrains, les tensons ou disputes poétiques, et l'usage des Troubadours de soutenir les mêmes rimes dans toute l'étendue d'une pièce de vers. 1 La langue provençale invitoit les poètes à continuer de chanter sur les mêmes rimes, puisque les mêmes désinences sont communes à une infinité de mots. Cette conformité de toutes les strophes d'une chanson, étoit un grand secours pour la mémoire, et les Troubadours devoient savoir beaucoup de vers par cœur. Cependant il s'en faut que cette règle soit généralement observée: souvent toutes les strophes contiennent en effet les mêmes rimes, mais elles reviennent à tour de rôle dans un autre ordre; souvent aussi chaque strophe a des rimes différentes. Les refrains sont dans la nature de la poésie lyrique; on en trouve chez les anciens, principalement dans les idylles où ils ont imité les chants populaires. Lorsque l'ame, surtout dans une disposition mélancolique, est fortement préoccupée d'une seule image, d'une seule pensée, cette image, cette pensée se mêle à toutes les autres et leur communique sa teinte. Pour peindre un semblable état de l'ame, il n'est rien de plus naturel que de faire revenir les mêmes paroles, avec la même cadence musicale, après des intervalles fixés par la mesure lyrique. Cela peut devenir une manière conventionnelle, et paroît l'être devenu chez les Persans et les Arabes. Mais chez les Troubadours les refrains sont infiniment rares. Les luttes poétiques entre deux antagonistes qui se répondent sur la même mesure, ont eu lieu partout où les facilités de la versification permettoient |