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Et voici une observation qui ne paroîtra pas différente à ceux qui savent que l'histoire des langues est celle de l'esprit humain. Lorsque les langues synthétiques ont été fixées de bonne heure par des livres qui servoient de modèles, et par une instruction régulière, elles sont restées telles; mais quand elles ont été abandonnées à elles-mêmes et soumises aux fluctuations de toutes les choses humaines, elles ont montré une tendance naturelle à devenir analytiques, même sans avoir été modifiées par le mélange d'aucune langue étrangère.

On voit, par exemple, en lisant avec attention les deux auteurs grecs les plus anciens, Homère et Hésiode, que la langue grecque primitivement n'a point eu d'articles. L'usage s'en est introduit ensuite jusqu'au pléonasme, et ce changement s'est opéré dans l'intervalle entre le siècle d'Homère et d'Hésiode, et celui des premiers écrivains en prose. Depuis ce temps la langue grecque, ayant eu une littérature qui formoit la base de l'éducation, a conservé ses formes synthétiques jusqu'à l'époque où elle a subi une espèce de décomposition par le déclin et la chute de l'empire byzantin, et s'est transformée en grec moderne.

Le plus ancien monument écrit de l'allemand est la version gothique de l'Évangile, attribuée à Ulfi

las. Elle a quatorze siècles de date; et cependant nous y reconnoissons les traits de notre langue maternelle. La grammaire y a des formes très-simples, mais toutes synthétiques: des désinences marquées pour les déclinaisons et les conjugaisons; un véritable passif; un emploi très-limité des articles 9; point de pronoms personnels devant les verbes; à peine quelques légères traces de l'emploi de verbes auxiliaires.

Depuis Ulfilas, la langue allemande n'a été entièrement négligée dans aucun temps; mais pendant tout le moyen âge, elle ne reçut point une culture savante et grammaticale. Le projet conçu par Charlemagne de rédiger une grammaire de l'allemand, sa langue maternelle, et de la faire enseigner régulièrement dans les écoles, resta sans exécution 1o. Les poésies nationales furent transmises de vive voix d'une génération à l'autre. Les livres écrits jusqu'au douzième siècle, pour la plupart des ouvrages théologiques, ensuite des poëmes de chevalerie, étoient trop peu nombreux, et surtout trop peu répandus, pour exercer une grande influence. Dans le treizième siècle seulement on a commencé à se servir de l'allemand dans les actes publics et dans la législation. Ainsi donc, depuis les temps les plus reculés jusqu'à l'ère littéraire de l'Allemagne,

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c'est-à-dire jusqu'à l'invention de l'imprimerie et jusqu'à la réformation, notre langue n'étant fixée par aucun moyen artificiel, a eu pleine liberté de suivre son cours naturel; et les progrès qu'elle a faits dans cet intervalle vers les formes analytiques, en perdant une partie de ses anciens modes de synthèse, sont immenses.

Mais cette transition au système analytique a lieu bien plus rapidement, et, pour ainsi dire, par secousses, lorsque, par l'effet de la conquête, il existe un conflit entre deux langues, celle des conquérans et celle des anciens habitans du pays. Voilà ce qui a eu lieu dans les provinces de l'empire occidental, conquises par les peuples germaniques, et en Angleterre lors de l'invasion des Normands. De la lutte prolongée de deux langues, dont l'une étoit celle de la grande masse de la population, l'autre celle de la nation prépondérante, et de l'amalgame final des langues et des peuples, sont issus le provençal, l'italien, l'espagnol, le portugais, le françois et l'anglois.

On pourroit dire que, dans les langues modernes de l'Europe méridionale, le fond est latin, et la forme germanique; mais cet énoncé auroit plus d'apparence que de solidité. Le fond de ces langues

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est en effet latin, à l'exception des mots allemands qui s'y sont introduits dès l'origine, et dont le nombre monte, sinon à des milliers, au moins à des centaines. Dans l'espagnol et le portugais l'on doit encore décompter les mots arabes. Mais, pour soutenir dans toute son étendue cette thèse que la forme est germanique, il faudroit partir d'une comparaison avec la grammaire actuelle de l'allemand. Or, pour déterminer au juste l'influence que les dialectes germaniques peuvent avoir eue dans la formation des langues latines mixtes, il faut examiner ces dialectes dans l'état où ils étoient pendant les premiers siècles après la conquête. Les plus anciens monumens écrits de la langue francique datent du huitième et du neuvième siècle. Le dialecte y est fort différent de celui d'Ulfilas, mais les formes grammaticales se rapprochent encore beaucoup des siennes 11. L'on ne peut donc considérer la grammaire analytique comme une invention déjà toute faite, qui auroit été simplement adaptée à la langue latine. Au contraire, cette grammaire s'est développée simultanément, et peut-être plutôt dans les pays de langue romane que dans les pays de langue théotisque pure. Et voici la plus grande singularité que nous présente la formation des langues, latines mixtes: du concours de deux langues

qui toutes les deux avoient une grammaire synthétique, sont nées des langues dans lesquelles le système analytique a pris le plus grand développement. Comment ce changement s'est-il opéré? M. Raynouard, dans ses Recherches sur l'origine et la formation de la langue romane, nous en donne une explication très-satisfaisante : il a suivi la marche de l'esprit humain dans cette époque mémorable, en penseur et en historien érudit tout ensemble. J'avois préparé depuis plusieurs années les matériaux d'un Essai historique sur la formation de la langue françoise: je suis charmé d'avoir été prévenu. Les recherches de M. Raynouard m'ont fourni beaucoup de lumières: elles ôtent à mes observations une partie de leur nouveauté, mais elles ne les rendent peut-être pas entièrement inutiles. Car je me propose de traiter le sujet dans une plus grande étendue, et de donner, autant que cela est possible, l'histoire des diverses langues qui ont été parlées simultanément ou successivement dans les Gaules, dans le pays compris entre les Pyrénées et le Rhin. D'ailleurs je ne suis pas d'accord avec M. Raynouard sur plusieurs points qui demandent à être discutés plus à fond que je ne puis le faire en ce moment.

Le latin avoit déjà été fort altéré, avant le renversement de l'empire occidental, par l'introduction d'un

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