fournissent des peintures vivantes des mœurs de leur siècle, soit à dessein dans leurs pièces morales et satiriques, soit à leur insu, par l'expression naïve de leurs sentimens et de leurs pensées. Ce qui décolore l'histoire du moyen âge, c'est que les chroniqueurs contemporains ont généralement écrit en latin. Or, il est presque impossible de transporter dans une langue morte et savante les traits individuels les plus caractéristiques. Tout ce qui nous est transmis dans les idiomes populaires de ce temps-là est donc fort précieux pour nous les faire connoître intimement : c'est comme si l'on entendoit les hommes marquans d'alors nous parler eux-mêmes. Ce qu'on appelle dans l'histoire l'esprit des temps, dit un auteur allemand, n'est d'ordinaire que l'esprit de l'écrivain moderne qui réfléchit une image altérée des siècles passés. Il n'a point encore paru en France d'historien qui ait su peindre le moyen âge d'une manière vraiment dramatique, c'est-à-dire en mettant en scène les hommes tels qu'ils étoient, entourés de l'atmosphère des idées alors dominantes, sans leur suggérer des motifs étrangers à leur nature, sans analyser leurs caractères par des réflexions banales soi-disant philosophiques, et sans vouloir arriver au secret de l'existence individuelle par le détour du raisonnement. Si cet histo 1 rien se trouve, il saura tirer bon parti des matériaux que lui aura préparés le savant éditeur des Troubadours. Il y puisera les teintes locales les plus vraies et les plus frappantes de son tableau. Quand même les poésies provençales ne contiendroient que quelques détails historiques, inconnus d'ailleurs, encore faudroit-il recourir aux textes originaux; car, dans tout ce qui doit servir de preuves en fait d'histoire, l'on ne sauroit se contenter de traductions. On s'est bien donné la peine d'imprimer avec une scrupuleuse exactitude, même de faire graver des diplomes écrits dans un latin barbare, et de les commenter amplement. Au moyen de ces diplomes, la critique historique a constaté des faits que l'on n'auroit pu découvrir par aucune autre voie. Les poésies provençales exigent une étude infiniment moins pénible, et offrent dans leur ensemble une récolte plus abondante de connoissances détaillées du moyen âge. Ensuite l'étude de la langue provençale est trèscurieuse en elle-même, sous le triple rapport de la théorie générale des langues; de l'étymologie de la langue françoise et des autres idiomes dérivés du latin; enfin, de ses propres beautés et de ses qualités distinctives. Le premier point de vue tient à un sujet si 1 vaste, que je dois me borner ici à l'effleurer légè rement. Les langues qui sont parlées encore aujourd'hui et qui ont été parlées jadis chez les différens peuples de notre globe, se divisent en trois classes: les langues sans aucune structure grammaticale, les langues qui emploient des affixes, et les langues a inflexions 6. Les langues de la première classe n'ont qu'une seule espèce de mots, incapables de recevoir aucun développement ni aucune modification. On pourroit dire que tous les mots y sont des racines, mais des racines stériles qui ne produisent ni plantes ni arbres. Il n'y a dans ces langues ni déclinaisons, ni conjugaisons, ni mots dérivés, ni mots composés autrement que par simple juxta-position, et toute la syntaxe consiste à placer les élémens inflexibles du langage les uns à côté des autres. De telles langues doivent présenter de grands obstacles au développement des facultés intellectuelles; leur donner une culture littéraire ou scientifique quelconque, semble être un tour de force; et si la langue chinoise présente ce phénomène, peut-être n'a-t-il pu être réalisé qu'à l'aide d'une écriture syllabique très-artificiellement compliquée, et qui supplée en quelque façon à la pauvreté primitive du langage. Le caractère distinctif des affixes est, qu'ils ser→ vent à exprimer les idées accessoires et les rapports, en s'attachant à d'autres mots, mais que, pris isolément, ils renferment encore un sens complet. Les langues, dont le système grammatical est fondé sur les affixes, peuvent avoir de certains avantages malgré leurs imperfections 7. Je pense, cependant, qu'il faut assigner le premier rang aux langues à inflexions. On pourroit les appeler les langues organiques, parce qu'elles renferment un principe vivant de développement et d'accroissement, et qu'elles ont seules, si je puis m'exprimer ainsi, une végétation abondante et féconde. Le merveilleux artifice de ces langues est, de former une immense variété de mots, et de marquer la liaison des idées que ces mots désignent, moyennant un assez petit nombre de syllabes qui, considérées séparément, n'ont point de signification, mais qui déterminent avec précision le sens du mot auquel elles sont jointes. En modifiant les lettres radicales, et en ajoutant aux racines des syllabes dérivatives, on forme des mots dérivés de diverses espèces, et des dérivés des dérivés. On compose des mots de plusieurs racines pour exprimer les idées complexes. Ensuite on décline les substantifs, les adjectifs et les pronoms, par genres, par nombres et par cas; on conjugue les verbes par voix, par modes, par temps, par nombres et par personnes, en employant de même des désinences et quelquefois des augmens qui, séparément, ne signifient rien. Cette méthode, procure l'avantage d'énoncer en un seul mot l'idée principale, souvent déjà très-modifiée et très-complexe, avec tout son cortége d'idées accessoires et de relations variables. Les langues à inflexions se subdivisent en deux genres, que j'appellerai les langues synthétiques et les langues analytiques. J'entends par langues analytiques celles qui sont astreintes à l'emploi de l'article devant les substantifs, des pronoms personnels devant les verbes, qui ont recours aux verbes auxiliaires dans la conjugaison, qui suppléent par des prépositions aux désinences des cas qui leur manquent, qui expriment les degrés de comparaison des adjectifs par des adverbes, et ainsi du reste. Les langues synthétiques sont celles qui se passent de tous ces moyens de circonlocution. L'origine des langues synthétiques se perd dans la nuit des temps; les langues analytiques, au contraire, sont de création moderne: toutes celles que nous connoissons, sont nées de la décomposition des langues synthétiques 8. La ligne de division entre les deux genres n'est |