i « ses compagnons le rappelèrent à cris réitérés: « Torna, torna, fratre, retorna. Entendant cet avis de retourner, les troupes de Gommentiolus crurent être surprises par l'en<< nemi, et s'enfuirent en répétant tumultuairement les mêmes cris. Le bruit en parvint jusqu'à l'ar mée de Chagan, et elle en prit une telle épou<< vante, qu'aussitôt elle s'abandonna à la fuite la << plus précipitée. << Ainsi ces deux armées fuyoient en même temps, << sans que l'une ni l'autre fût poursuivie. Les historiens qui ont transmis le souvenir de « cet événement, et qui ont conservé en lettres « grecques les paroles que prononçoient les soldats de Commentiolus, assurent que ces mots, torna, « torna, fratre, retorna, étoient de la langue de « leur pays. Si ces légers vestiges de l'idiome roman, trou<< vés dans des lieux et dans des temps si éloignés, « nous offrent quelque intérêt, combien cet intérêt « augmentera-t-il, quand nous pourrons croire que << ces guerriers étoient Francs, ou Goths, habitant les provinces méridionales de la France? Voilà positivement la plus ancienne trace de la langue romane. Elle est bien légère: elle consiste uniquement dans la terminaison fratre, au lieu du » vocatif latin FRATER, car torna est l'impératif régulier d'un verbe admis dans la basse latinité. Mais ces soldats étoient certainement des Romains de quelque province occidentale 27, et non pas des Francs ou des Goths, comme suppose M. Raynouard. S'ils avoient été des Francs, ils auroient dit : « Irwenda, bruodher! » Comment admettre que des Francs, dans le sixième siècle, eussent parlé entre eux une langue étrangère, quand nous voyons que le théotisque étoit encore la langue maternelle de Louis-leDebonnaire 28? M. Raynouard cite une ordonnance latine donnée en 734 par un roi maure de Coimbre, en faveur de ses sujets chrétiens. Cette pièce est infiniment remarquable sous tous les rapports. Alboacem, fils de Mahomet-Alhamar, fils de Tarif, se disant constitué par Allah dominateur du peuple de Nazareth, fut pourtant assez libéral pour accorder à ses sujets chrétiens des juges de leur propre nation, pour permettre la célébration de la messe à huis clos, et pour prendre sous sa protection spéciale les moines de Lorbano, pourvu qu'ils voulussent bien ne pas dire du mal d'Allah et de Mahomet. Ce diplome prouve que la langue vulgaire en Portugal étoit déjà fort corrompue à cette époque, puisqu'Alboacem, pour rédiger son ordonnance, ne trouva qu'un i secrétaire qui, au lieu de latin, écrivoit un étrange jargon. M. Raynouard extrait de ce texte plusieurs mots qui coïncident avec le provençal, comme encore aujourd'hui beaucoup de mots espagnols et portugais ressemblent aux mots correspondans de la langue provençale. Au reste, ce diplome fournit un argument de la plus grande force, contre l'hypothèse de M. Raynouard sur l'identité primitive des dialectes romans dans tout l'empire occidental. Car il a plusieurs mots qui sont du portugais tout pur et n'ont rien de commun avec le provençal : matar, tuer; juzgo 29, jugement, justice, formé de JUDICIUM. Bispi de christianis non maledicant reges Maurorum, sin, moriantur. « Les évêques des chré« tiens ne doivent pas maudire les rois maures; << sinon, ils seront punis de mort. » Le même mot latin ou plutôt grec, EPISCOPUS, étoit donc dès-lors devenu, dans la bouche du peuple, bispo, comme on dit encore aujourd'hui en Portugal, tandis qu'en Provence il se transforma en vesque. Quel contraste entre les dialectes, et de si bonne heure ! « Sous le règne de Charlemagne, un Espagnol, « malade pour s'être imprudemment baigné dans « l'Ebre, visitoit les églises de France, d'Italie et « d'Allemagne, implorant sa guérison. Il arriva jus « qu'à Fulde dans la Hesse, au tombeau de sainte « Liobe. Le malade obtint sa guérison; un prêtre l'in « terrogea, et l'Espagnol lui répondit. « Comment purent-ils s'entendre ? « C'est, dit l'historien contemporain, que le < prêtre, parce qu'il étoit Italien, connoissoit la « langue de l'Espagnol: Quoniam linguæ ejus, « eo quod esset Italus, notitiam habebat. » Cela prouve-t-il que le dialecte du pélerin espagnol et celui du prêtre italien fussent absolument les mêmes? Nullement. Un Espagnol et un Italien parviennent encore aujourd'hui à s'entendre passablement sans interprète; à plus forte raison, ils le pouvoient alors, quand les langues vulgaires des deux pays étoient beaucoup plus rapprochées du latin. Je le répète, M. Raynouard a fort bien prouvé l'ancienneté des dialectes romans, mais non pas leur identité dans les diverses provinces. Il faut convenir cependant que la langue dont il s'occupe et qu'il veut représenter comme universelle, a eu jadis un territoire bien plus étendu qu'aujourd'hui, non seulement dans le nord de la France, mais aussi dans plusieurs parties de l'Espagne et peut-être de T l'Italie 30. Le provençal, le limousin, le catalan, formoient un seul dialecte central dans l'Europe latine. Depuis que ce dialecte a été condamné à n'être plus qu'un patois, les langues dominantes qui l'environnent, le françois, l'italien et l'espagnol ont dû constamment gagner du terrain, soit en remplaçant l'ancien langage du pays, soit en l'altérant. L'ascendant du castillan est très-visible dans les écrivains catalans modernes, par exemple dans les poésies d'Ausias March. M. Favre, savant Genevois, a communiqué à M. Raynouard les manuscrits théologiques vaudois du Piémont, conservés à la bibliothèque de Genève, et ces manuscrits du douzième siècle sont en provençal pur. Mais ces poésies religieuses ont-elles été composées dans le Piémont même, comme paroît l'admettre M. Raynouard, ou furent - elles transmises aux Vaudois par les Albigeois? C'est une question historique à éclaircir. Dans l'Europe latine, quatre langues sont aujourd'hui littérairement cultivées: l'italien, l'espagnol, le portugais et le françois; une cinquième, le provençal, l'a été jadis. Outre ces langues, il existe, en deçà et au delà des Alpes et des Pyrénées, une variété infinie de dialectes et de patois, dont quelques-uns ont fourni des essais poétiques, mais |