prononciation, ni les formes grammaticales de la langue populaire. Les changemens dont je viens de parler se sont répandus par le secours de l'imprimerie; car, dans le moyen âge, l'influence des livres étoit restreinte dans une sphère très-bornée. Je passerai en revue quelques-unes des preuves que M. Raynouard allègue en faveur de l'ancienneté de la langue romane, et de son identité primitive dans toutes les provinces de l'empire occidental. « Notre historien Aimoin rapporte un fait bien << plus difficile à expliquer : << Justinien, dit-il, devient empereur. Aussitôt il << rassemble une armée contre les barbares; il part, leur livre bataille, les met en fuite, et il a le << plaisir de faire leur roi prisonnier; l'ayant fait asseoir à côté de lui sur un trône, il lui com << mande de restituer les provinces enlevées à l'em<<`pire. Le roi répond: jene les donnerai point : NON, « INQUIT, DABO ; à quoi Justinien réplique : tu les « donneras, DARAS 26. » Si ce fait étoit bien attesté, il prouveroit que la langue romane existoit dès le temps de Justinien, avec tous ses idiotismes, et notamment avec la formation singulière du futur que nous avons expliquée plus haut. Mais quelle autorité peut avoir ce qu'un / auteur franc, du dixième siècle, rapporte d'un empereur byzantin du sixième? Le récit d'Aimoin est apocryphe, et ne prouve que l'ignorance de l'historien, qui se figuroit l'empire oriental et l'empereur Justinien, d'après l'image de son pays et de son temps. La langue de communication générale dans l'empire byzantin étoit le grec; c'étoit aussi la langue de la cour, quoique dans les actes publics on eût conservé, l'emploi du latin. S'il existoit alors une langue romane, ce que je ne crois pas, Justinien n'avoit aucun motif pour l'apprendre. Ce qu'il y a de plus étrange encore dans le récit d'Aimoin, c'est que le roi barbare (le grand monarque de Perse Nouchirvan, si l'histoire étoit vraie) parle en latin régulier, et que l'empereur lui répond en langue vulgaire. On voit que toute cette anecdote a été inventée en faveur de la puérile étymologie du nom de Dara, place frontière voisine de Nisibis, érigée en forteresse par l'empereur Anastase, et non pas par Justinien. << Vers la fin du sixième siècle, Commentiolus, • général de l'empereur Maurice, faisoit la guerre contre Chagan, roi des Huns. L'armée de Commentiolus étant en marche pendant la nuit, tout« à-coup un mulet renversa sa charge. Le soldat à « qui appartenoit ce bagage étoit déjà très-éloigné; « ses compagnons le rappelèrent à cris réitérés: « Torna, torna, fratre, retorna. در Entendant cet avis de retourner, les troupes de Commentiolus crurent être surprises par l'en << nemi, et s'enfuirent en répétant tumultuairement les mêmes cris. Le bruit en parvint jusqu'à l'armée de Chagan, et elle en prit une telle épou << vante, qu'aussitôt elle s'abandonna à la fuite la << plus précipitée. << Ainsi ces deux armées fuyoient en même temps, << sans que l'une ni l'autre fût poursuivie. Les historiens qui ont transmis le souvenir de « cet événement, et qui ont conservé en lettres grecques les paroles que prononçoient les soldats de Commentiolus, assurent que ces mots, torna, « torna, fratre, retorna, étoient de la langue de « leur pays. ود Si ces légers vestiges de l'idiome roman, trou« vés dans des lieux et dans des temps si éloignés, « nous offrent quelque intérêt, combien cet intérêt « augmentera-t-il, quand nous pourrons croire que << ces guerriers étoient Francs, ou Goths, habitant « les provinces méridionales de la France? » Voilà positivement la plus ancienne trace de la langue romane. Elle est bien légère: elle consiste uniquement dans la terminaison fratre, au lieu du 1 vocatif latin FRATER, car torna estl'impératif régulier d'un verbe admis dans la basse latinité. Mais ces soldats étoient certainement des Romains de quelque province occidentale 27, et non pas des Francs ou des Goths, comme suppose M. Raynouard. S'ils avoient été des Francs, ils auroient dit : « Irwenda, bruodher! » Comment admettre que des Francs, dans le sixième siècle, eussent parlé entre eux une langue étrangère, quand nous voyons que le théotisque étoit encore la langue maternelle de Louis-leDebonnaire 28? 1 M. Raynouard cite une ordonnance latine donnée en 734 par un roi maure de Coimbre, en faveur de ses sujets chrétiens. Cette pièce est infiniment remarquable sous tous les rapports. Alboacem, fils de Mahomet-Alhamar, fils de Tarif, se disant constitué par Allah dominateur du peuple de Nazareth, fut pourtant assez libéral pour accorder à ses sujets chrétiens des juges de leur propre nation, pour permettre la célébration de la messe à huis clos, et pour prendre sous sa protection spéciale les moines de Lorbano, pourvu qu'ils voulussent bien ne pas dire du mal d'Allah et de Mahomet. Ce diplome prouve que la langue vulgaire en Portugal étoit déjà fort corrompue à cette époque, puisqu'Alboacem, pour rédiger son ordonnance, ne trouva qu'un secrétaire qui, au lieu de latin, écrivoit un étrange jargon. M. Raynouard extrait de ce texte plusieurs mots qui coïncident avec le provençal, comme encore aujourd'hui beaucoup de mots espagnols et portugais ressemblent aux mots correspondans de la langue provençale. Au reste, ce diplome fournit un argument de la plus grande force, contre l'hypothèse de M. Raynouard sur l'identité primitive des dialectes romans dans tout l'empire occidental. Car il a plusieurs mots qui sont du portugais tout pur et n'ont rien de commun avec le provençal: matar, tuer; juzgo 29, jugement, justice, formé de JUDICIUM. Bispi de christianis non maledicant reges Maurorum, sin, moriantur. « Les évêques des chré tiens ne doivent pas maudire les rois maures; << sinon, ils seront punis de mort. » Le même mot latin ou plutôt grec, EPISCOPUS, étoit donc dès-lors devenu, dans la bouche du peuple, bispo, comme on dit encore aujourd'hui en Portugal, tandis qu'en Provence il se transforma en vesque. Quel contraste entre les dialectes, et de si bonne heure ! Sous le règne de Charlemagne, un Espagnol, « malade pour s'être imprudemment baigné dans « l'Ebre, visitoit les églises de France, d'Italie et < d'Allemagne, implorant sa guérison. Il arriva jus |